Depuis quand exercez-vous le métier de restaurateur d’œuvres d’art ?
J’ai commencé la restauration à 19 ans, en 1978, après que mes parents, qui étaient artistes peintres, m’ont demandé de choisir une voie. Je n’ai passé aucun diplôme d’État. J’ai été formé auprès d’un restaurateur, Édouard Déchelette, rentoileur au Louvre et professeur à l’Institut français de restauration des œuvres d’art (IFROA) ouvert la même année.
Vous ne souhaitiez pas être artiste comme vos parents ?
Non. Alors que je suis pour ainsi dire né dans un pot de peinture ! Quand j’étais enfant, mon père était en relation avec de nombreux intellectuels comme Roland Barthes, André Pieyre de Mandiargues, Patrick Waldberg… J’étais entouré de peintures et de livres. Dès l’âge de 6 ans, je feuilletais les livres et avais décrété que mon peintre préféré était Victor Brauner. Mais je n’étais pas brillant dans les études. Quand mes parents m’ont demandé ce que je souhaitais faire, j’ai immédiatement répondu : « de la restauration ». C’était clair pour moi. Mon père, lui, avait une âme de créateur. Il avait plus d’imagination, menait une réflexion intérieure et pouvait mettre en forme une idée dans un tableau. Moi, je n’ai pas cette capacité. J’étais davantage dans l’observation et la décomposition des matériaux. C’est d’ailleurs la première chose qui m’a attiré quand j’ai débuté dans la restauration : être dans la recherche de la véracité de l’artiste et de sa technique. Je ne suis pas là pour le trahir, ni pour me mettre dans sa peau. Un restaurateur ne doit pas apporter quelque chose, mais se fondre et respecter sa création. J’ai eu la chance de rencontrer un restaurateur généreux qui voulait aider et partager son savoir-faire. Il me faisait confiance, m’accordait beaucoup de liberté, et cela m’a donné de l’assurance.
Quand avez-vous ouvert votre propre atelier ?
En 1989, j’ai progressivement pris mon indépendance tout en continuant à travailler à l’atelier avec Édouard. J’avais un studio à Montparnasse, meublé d’un grand lit et de deux chevalets. Une stagiaire venait y travailler le matin. Ma formation aux côtés d’Édouard concernait plutôt la peinture des XVIe, XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. Parallèlement, j’étais intéressé par la peinture moderne et contemporaine. En 1978, les formations universitaires étaient assez restrictives dans ce domaine, davantage axées sur la peinture ancienne. Il manquait une branche moderne et contemporaine.
En quoi la restauration de peinture ancienne diffère-t- elle de celle de l’art moderne ou contemporain ?
Nous avions plus de recul scientifique quant aux matériaux et aux œuvres anciennes, alors que la peinture moderne et contemporaine usait de matériaux nouveaux que nous ne connaissions pas tellement. On se lançait dans une sorte d’aventure. Ma formation, classique et scientifique, m’a donné une rigueur, une déontologie et une éthique pour la réalisation de la restauration des oeuvres modernes et contemporaines. Si on généralise, un tableau ancien repose sur une stratigraphie et des matériaux toujours plus ou moins semblables malgré les évolutions techniques. Tandis qu’une oeuvre moderne ou contemporaine est constituée de matériaux industriels récents aussi variés que surprenants. En ce moment, nous avons deux tableaux de Georges Mathieu de 1970 et 1979 dans l’atelier. Prenons l’exemple de ces œuvres, dont l’aspect de surface est mat. Si, par hasard, vous aviez l’intention de le faire « beau », cela sous-entendrait passer un coup de vernis pour lui donner plus d’éclat. Ça voudrait dire endommager le tableau et trahir l’intention initiale de l’artiste. En outre, le hasard joue également pour une bonne part, car il s’agit d’une peinture spontanée et gestuelle. Nous ne pouvons pas reproduire cette gestualité en restauration de la même manière que l’artiste, mais on doit la prendre en considération. Plusieurs facteurs entrent en compte dans la restauration : la technique utilisée par l’artiste, les matériaux employés, l’environnement de conservation de l’œuvre (déplacement, hygrométrie, etc.) ainsi que les altérations qui en découlent. « Un restaurateur ne doit pas apporter quelque chose, mais se fondre et respecter sa création.»
Quels sont les types d’oeuvres et les dommages auxquels vous êtes le plus fréquemment confronté ?
Je me considère comme un « généraliste spécialisé ». Aujourd’hui, je traite en majorité de l’art moderne et contemporain, mais nous continuons à traiter des tableaux anciens car c’est mon coeur d’apprentissage. Nous travaillons aussi bien la peinture à huile, acrylique, vinylique, glycérophtalique, aérographique, que des objets ou sculptures en résine, bois, céramique, métal, papier, etc. Notre expérience dans toutes sortes de supports nous permet d’aborder pratiquement tout. J’ai créé l’atelier pour échanger et travailler en équipe et ne conçois pas le métier de restaurateur comme un artisan isolé, devant son chevalet, gardant ses secrets. Chaque membre de l’équipe arrive avec sa personnalité, sa spécialité, et c’est là tout l’intérêt. On peut dialoguer et on progresse ainsi ensemble. Si je sens que nous n’avons pas la capacité de réaliser une intervention, je n’hésite pas à collaborer avec des spécialistes. Notre métier consiste à rendre une oeuvre sans que l’on voie notre intervention à l’oeil nu. Bien que je ne la cache pas, puisque je transmets des rapports d’expertise, de conditions, des constats d’état, qui expliquent la méthodologie de l’intervention et le résultat avant/après.
« Tel un espion, je rentrais dans les ateliers et notais tous les produits qu’ils utilisaient. »
Si l’on imagine aujourd’hui la restauration d’une oeuvre contemporaine, souvent plus bricolée, en tout cas moins traditionnelle que la peinture ancienne dans sa fabrication, serait-il faux de penser que cette oeuvre sera moins facile à restaurer ?
Il est vrai que les artistes sont en général davantage intéressés par le processus de création et le rendu final de leurs œuvres que par la composition des matériaux employés. Je suppose qu’ils ne pensent pas forcément à la pérennité de leurs œuvres. Ce sont les restaurateurs qui se rendent généralement compte que les matériaux ne sont pas du tout adaptés. Il y a effectivement cet aspect « bricolage », même si je n’aime pas ce terme. Avec l’expérience de tous les matériaux que nous utilisons, nous apprenons à les mélanger entre eux et à les incorporer afin d’obtenir un résultat cohérent. D’un point de vue scientifique, il est vrai que nous avons moins de recul. On ne sait pas à quoi ressemblera notre travail d’ici 50 ou 100 ans (c’est la durée estimée d’une restauration). Au-delà, notre restauration influencera- t-elle la conservation d’une œuvre ou sont-ce les matériaux de l’artiste qui continueront à mal évoluer ?
Quels sont les matériaux de base d’une restauration ?
En ce qui concerne la retouche et la réintégration sur des tableaux, le pigment est le point de départ. C’est la base de toutes les couleurs. Soit nous les mélangeons avec les liants adaptés, soit nous achetons les produits assemblés dans le commerce. Dans tous les cas, nous sommes guidés par une éthique et une déontologie, c’est-à-dire que nous essayons d’utiliser des matériaux qui soient réversibles dans le temps, pouvant être enlevés du jour au lendemain sans altérer la peinture originale. Quant à l’art contemporain, nous sommes parfois obligés d’utiliser des produits dont nous ne connaissons pas la fiabilité à long terme et qui pourront peut-être poser quelques problèmes. En revanche, ces produits nous permettent d’arriver à un résultat de bonne qualité en termes esthétiques, ce qui nous est le plus fréquemment demandé pour les œuvres modernes et contemporaines.
On vous connaît pour avoir, entre autres, restauré de nombreuses œuvres de la Figuration narrative…
Oui, il est vrai que je me suis occupé d’un certain nombre de pièces issues de la Figuration narrative au début des années 1980. Comme j’allais dans les galeries, je voyais émerger des artistes. Typiquement, lorsque je voyais un travail comme celui de Peter Klasen, je me disais qu’on allait galérer à restaurer ce genre d’oeuvres ! Parce qu’elles relèvent d’une technique inhabituelle, qui est l’aérographe. En cela, je me considère comme un avant-gardiste du moderne et contemporain, car je suis allé voir tous les artistes de la Figuration narrative – Adami, Monory et consorts –, afin d’essayer de comprendre leur façon de peindre. Tel un espion, je rentrais dans les ateliers et notais tous les produits qu’ils utilisaient. Nous avons fini par collaborer, car ils se sont aperçus que je m’intéressais à leur travail. Eux avaient la capacité de créer, mais pas tous celle de restaurer. Je suis devenu leur restaurateur attitré. Idem pour Soulages. Mon atelier, et notamment ma collaboratrice Julie, a restauré plus de cent de ses œuvres des années 1950. Nous travaillons également beaucoup avec le comité Niki de Saint Phalle et avons vu passer de superbes œuvres anciennes que l’on compte par centaines également.
Quels sont les profils des clients qui viennent vous déposer des œuvres à restaurer ?
Je travaille beaucoup avec les marchands, les ventes publiques, les institutions à l’origine de tous les tableaux qui sont dans le commerce et dans les musées. Ils sont évidemment aux premières loges pour sortir des chefs-d’oeuvre. Je travaille ensuite directement avec les collectionneurs qui ont envie que l’on se préoccupe de la conservation de leurs oeuvres, ainsi que par le passé avec les musées, principalement ceux de la Ville de Paris. J’étais certainement le seul non diplômé qui travaillait pour les musées ! Aujourd’hui, il serait impossible d’exercer sans le pedigree requis du parfait restaurateur et conservateur. Finalement, ma formation – c’est-à-dire l’expérience – n’est pas si mauvaise ! J’ai la chance d’avoir pu travailler avec les musées et sur les plus beaux tableaux qui existent au monde. Et ça continue. C’est le travail d’une équipe. Tout ça, c’est aussi grâce à mes collaborateurs.
La restauration a forcément un coût. Est-ce qu’on n’a pas tendance à retarder l’échéance ?
En effet, la restauration n’est pas une nécessité. Un tableau peut rester dans son état pendant 10, 20 ou 30 ans sans qu’on intervienne. S’il s’agit d’un problème structurel, un caractère d’urgence se pose qu’il ne faut pas négliger. Les collectionneurs qui sont de vrais passionnés considèrent qu’il y a nécessité, quoi qu’il en coûte, enfin presque. Le prix d’une restauration est toujours une condition sine qua non. Mais généralement, ils considèrent qu’il faut conserver.
Quelle est la fourchette de prix d’une restauration ?
Le premier prix de restauration ici démarre à 230 €, un tarif forfaitaire pour une petite intervention qui ne demande pas beaucoup de temps. Certaines restaurations peuvent atteindre des sommes plus élevées, de 1 000 à 50 000 €. Tout dépend du nombre d’heures passées à intervenir, de la complexité de l’intervention, et il est parfois assez difficile de les quantifier. Mais je fais partie de ces restaurateurs qui, sauf problème exceptionnel, modifient rarement leur devis.
Êtes-vous collectionneur ?
Oui, c’est mon vice ! Je collectionne depuis l’âge de 16 ans. J’ai de nombreux tableaux et sculptures, plutôt modernes et contemporains. Dans les années 1978-1980, adolescent, j’allais en permanence dans les galeries pour regarder les oeuvres, par plaisir personnel. Les marchands voyaient que j’étais passionné et me laissaient payer en plusieurs fois. J’ai de nombreux tableaux de mon père, Marc Janson. Comme il a toujours tout vendu ce qu’il a peint, j’en ai racheté dans les salles de ventes ou auprès de collectionneurs pour me constituer une collection des plus représentatives. Je trouve que c’est un très bon peintre, autant techniquement qu’esthétiquement. J’ai également eu le plaisir d’acquérir des oeuvres de nombreux artistes. Je suis très ouvert à de nombreuses formes et suis de plus en plus éclectique dans mes coups de coeur.